Belle de Mai à l’assaut du ciel – Ressources documentaires

Communardes BD de LUPANO

Trois albums qui retracent l’implication des femmes dans la Commune de 1871


Le Labyrinthe- Extrait du poème de Victor Hugo

« A ceux qu’on foule aux pieds »


Femmes et mouvement féminin laissent, sauf exception, peu de traces dans les archives au XIXè siècle, et il n’est pas facile de rompre ce silence significatif. Les dossiers des insurgés de 1871 jugés en Conseils de Guerre sont conservés aux Archives historiques de l’armé.             On doit pour l’essentiel s’en tenir aux  sources imprimées que vous trouverez en fin d’article

Les Femmes et La Commune 1871



Ouvrières de la Manufacture de Tabac


Portraits_industrie_extraits

Au milieu du XIXe siècle le paternalisme industriel

Un des batiments de la cité Solvay à Salin-de-Giraud. photo dr L’utilisation de l’article, la reproduction, la diffusion est interdite – LMRS – (c) Copyright Journal La Marseillaise

Retour sur les premiers pas de l’industrie « à la papa ».

Les premiers ouvriers viennent de l’agriculture et sont souvent ouvriers-paysans. Puis, les industries se spécialisent, demandant une main d’œuvre toujours plus nombreuse et de plus en plus qualifiée.

Pour le patronat, le problème est d’attirer des ouvriers et de fidéliser la main d’œuvre qui a été formée.

Au milieu du XIXe siècle, une partie du patronat s’aperçoit de la misère ouvrière et développe une politique sociale. Au départ de cette prise de conscience, il y a l’impact du rapport Villermé – qui sera à l’origine des premières lois sur le travail des enfants – et le tableau très noir dressé par l’armée sur la santé des conscrits issus du monde ouvrier. En outre, les barricades de 1848 vont effrayer la bourgeoisie.

Les ouvriers ne mangent pas à leur faim et vivent dans des taudis. Face à ces conditions de vie, des patrons redoutent la montée des idées socialistes et les révoltes. Ils craignent également des lois sociales de la part de l’Etat.

Pour eux, il est impératif de supprimer une des principales causes de révolte en fournissant des logements.

La première solution trouvée est de construire de véritables casernes – de grands bâtiments peu fonctionnels – qui seront abandonnées dès 1845, comme « foyer d’immoralité, de rébellion et de criminalité ».

Dans les années 1860 apparaissent les quartiers de petites maisons identiques et juxtaposées – les corons – et les cités formant de longs bâtiments parallèles.

Le logement est considéré comme une récompense pour la qualité du travail fourni, il est attribué après une enquête morale.

Dans ce système paternaliste, l’ouvrier devient dépendant de l’entreprise. On estime moralement souhaitable qu’une personne décide à la place d’une autre, pour son bien. Le patron est censé se conduire comme un père pour

ses employés. C’est un système prévu pour infantiliser les subordonnés.

A la répression systématique, on préfère un modèle qui légitime un rapport de force. Il s’agit d’un “patron éclairé”, humain, un véritable père pour ses ouvriers. On dira qu’il assume ses “devoirs de père” envers “ses enfants salariés” qui lui doivent obéissance.

Dans ce système de dépendance qui combine assistance et soumission, le patron doit, par-dessus tout, développer le sens moral grâce à la religion.

Le système qui se développe dans l’industrie et les mines assure lutter contre l’inconduite de la classe ouvrière et la ramener vers la religion. Le patron, qui accorde des avantages, s’octroie un droit de regard sur la vie privée de ses salariés. Ainsi regroupés, ils sont facilement surveillés.

Le discours religieux est permanent. Le patron prêche la morale, le besoin de discipline, l’amour du travail bien fait, l’obéissance…

La pratique de la religion catholique est quasiment obligatoire et les ouvriers sont incités à la pratiquer. On sait qu’au Creusot, Madame Schneider offrait 100 kg de pommes de terre, la moitié d’un porc et la somme de 100 F à chaque ouvrier qui se convertissait à la religion catholique.

L’entreprise paternaliste assure une large emprise sur ses ouvriers et leurs familles. Tout lui appartient : l’usine ou la mine, les logements, les commerces, le lavoir, l’école, l’hôpital, l’église…

Les loisirs également dépendent de l’entreprise : le sport, la musique, la salle des fêtes, la bibliothèque… Les spectacles qui sont donnés, les livres accessibles… tout est choisi en fonction de l’idéologie dominante.

Il existe une caisse de prévoyance qui règle les dépenses médicales et pharmaceutiques, grâce à un prélèvement sur les salaires. Des indemnités sont accordées pour les journées non travaillées pour maladie ou invalidité. Ces indemnités – le tiers du salaire au maximum – peuvent être améliorées par le bureau de Bienfaisance. Mais, ces aides sont attribuées en fonction de la bonne conduite du malade.

Dans certains cas, comme au Creusot, une retraite, peu importante, est octroyée aux anciens, s’ils sont de nationalité française.

Pour augmenter la dépendance, un système de crédit a été mis au point dans les commerces. Les sommes dues sont directement retenues sur les salaires.

Les ouvriers doivent être fiers de leur entreprise. On les encadre en offrant des satisfactions : médailles, diplômes, primes et, pour un nombre très limité, la possibilité d’accéder à un statut supérieur.

On tente de créer une émulation en organisant des concours : l’appartement le mieux tenu, la maison la plus fleurie, le plus beau jardin…

Les différents aspects de la vie de chacun n’échappent pas au patron qui, en outre, est généralement le maire et souvent le député. Tout est encadré, contrôlé par l’entreprise : la crèche, l’école, le centre d’apprentissage, le travail, les loisirs… de la naissance à la mort.

Le paternalisme s’est développé dans les grandes entreprises textiles ou métallurgiques et les mines. Le complexe industriel Schneider du Creusot – qui comprend des mines de charbon et de minerai de fer, un centre sidérurgique et des ateliers de mécaniques – avec ses 10 000 ouvriers dans les années 1860, est sans doute l’exemple le plus achevé.

Dans notre région, on retrouve les mines de la Grand-Combe et l’usine Solvay à Salin-de-Giraud.

Dans ce système, la carotte dissimule à peine le bâton. En cas de conflit, l’armée occupe le site et emprisonne les “meneurs”. Lorsqu’un ouvrier est repéré comme “meneur”, toute sa famille, même éloignée, perd son emploi et son logement.

En cas de grève, tout le personnel peut être mis en demeure de quitter les lieux. C’est ce qui s’est passé en Camargue, à Salin-de-Giraud, en mars 1906. Au bout d’un mois et demi de grève pour les salaires, la journée de travail et les loyers, les 1200 à 1300 habitants de la cité Solvay perdent leur travail et leur logis et, munis d’un bon de transport, ils sont conduits sous escorte militaire à la gare.

Raymond BIZOT


Industrie marseillaise et immigration italienne en Méditerranée : nouveaux regards (xixe siècle-années 1930) Xavier Daumalin

Résumé:

Le renouvellement historiographique qui, depuis une vingtaine d’années, marque l’histoire de l’industrie marseillaise des xixe et xxe siècles permet de rouvrir le dossier de la main-d’œuvre ouvrière d’origine italienne et d’apporter de nouveaux éclairages dans trois domaines principaux : les rationalités économiques qui président à leur embauche, avec une nouvelle interprétation des stratégies patronales et de la relation immigration/innovation ; la participation des ouvriers italiens aux conflits sociaux et au mouvement syndical, une participation bien plus précoce qu’on ne l’imaginait et davantage liée à l’activisme du socialisme marseillais qu’à celle du Parti socialiste italien ; les lieux d’ancrage de cette immigration liée au fait industriel marseillais, avec la mise en lumière de phénomènes qui étaient jusque-là peu ou pas connus : les villages industriels du terroir marseillais, où la population d’origine italienne est parfois majoritaire, et les sites industriels fondés sur la rive sud du bassin méditerranéen, en contexte colonial, où l’ethnicisation des emplois confère aux ouvriers italiens une position sociale plus avantageuse que dans les usines du Midi de la France.

La question des interactions entre l’industrie marseillaise et les circulations migratoires italiennes en Méditerranée n’est pas nouvelle. Elle a déjà été largement abordée au cours des années 1970-1990 par des historiens et des géographes tels que Pierre Milza, Théodosio Vertone, Louis Pierrein, William H. Sewell, Marcel Roncayolo et Émile Temime1. Leurs recherches ont permis de réaliser des avancées décisives, que ce soit dans la datation et la mesure des différentes phases de ce phénomène, la mise en évidence des rationalités économiques liées à l’emploi de ce type de main-d’œuvre, l’analyse des relations entre ouvriers français et italiens ou l’étude des processus d’intégration de ces derniers par leur participation aux luttes sociales et au syndicalisme. Ces apports ont nourri les réflexions de tous ceux qui se sont intéressés par la suite à la question migratoire italienne de façon plus globale, notamment dans le sud-est de la France2. Si nous choisissons tout de même de rouvrir le dossier, c’est en raison d’un constat : les représentations de l’industrie marseillaise telles qu’on pouvait les concevoir au cours des années 1970-1990 en fonction des connaissances disponibles à l’époque – et qui ont servi de support aux travaux cités précédemment – ne correspondent plus tout à fait à celles qui prévalent aujourd’hui3. Au regard de notre propos, les apports du renouvellement historiographique engagé depuis une vingtaine d’années permettent d’apporter de nouveaux éclairages dans trois domaines principaux : les rationalités économiques qui président à l’embauche de tant d’ouvriers italiens ; leur participation aux luttes sociales ; les lieux d’ancrage de cette immigration liée au fait industriel marseillais.

Une présence ancienne et indispensable

  • 4 Pierre Echinard, Émile Temime, Migrance. Histoire des migrations à Marseille. La préhistoire de la (…)
  • 5 Pierre Milza, Français et Italiens à la fin du xixe siècle, Rome, École française de Rome, 1981, to (…)
  • 6 Rémi Balzano, Rassuen ou la mémoire du sel des Étangs, Éditions le Patrimoine des étangs, 1993, p.  (…)
  • 7 Marie-Claude Blanc-Chaléard, « Immigration, nation, société », dans Les immigrés et la France xixe(…)

Comme dans d’autres ports ou dans les régions industrielles frontalières du nord et de l’est de la France, l’industrie marseillaise emploie une part importante d’ouvriers étrangers venus principalement de la péninsule italienne. La communauté italienne a toujours été importante à Marseille4. En 1851, elle comptait 16 100 personnes pour plus de 200 000 habitants, ce qui représentait 8 % de l’ensemble de la population marseillaise et 86 % de la population étrangère locale. En 1881, elle atteint 57 900 personnes pour près de 362 000 habitants, soit 16 % de l’ensemble de la population et 87 % des étrangers5. Les liens de ces Italiens avec l’industrie sont à la fois précoces, étroits et variables d’une branche à l’autre. Même si les informations sont rares et fragmentaires, plusieurs indices laissent à penser que dès le début du xixe siècle les Italiens constituent déjà une des composantes majeures de la main-d’œuvre travaillant en usine. L’origine des ouvriers employés en 1820 dans l’usine de soude et d’acide sulfurique de Rassuen, près d’Istres, est à cet égard assez révélatrice : 31,5 % proviennent des villages environnants, 13,5 % des départements de la Drôme, des Hautes-Alpes, de l’Isère et du Var et 55 % d’Italie du Nord6. On est donc dans une situation proche de celle de Roubaix au milieu du xixsiècle, où les ouvriers belges représentent plus de 50 % de la population ouvrière7.

  • 8 Marcel Roncayolo, Les grammaires d’une ville…, op. cit., p. 156.
  • 9 Renée Lopez, Émile Temime, op. cit., p. 11.
  • 10Idem, p. 186 ; Xavier Daumalin, Isabelle Renaudet, « Sur les traces d’Émile Temime (1926-2008) », R (…)

3Parmi les arguments évoqués pour expliquer l’importance numérique des ouvriers italiens dans l’industrie marseillaise, deux éléments complémentaires sont régulièrement mis en avant : le choix des entrepreneurs qui cherchent à réduire leurs coûts de production et à augmenter leur productivité par l’emploi d’une main-d’œuvre sous-payée, faiblement syndicalisée et réputée plus robuste compte tenu de sa moyenne d’âge peu élevée ; la volonté des mêmes industriels de maintenir un certain niveau de compétitivité, en jouant prioritairement sur la variable humaine plutôt qu’en investissant des sommes importantes dans le renouvellement régulier de leur appareillage productif. Dans Les grammaires d’une ville, le géographe Marcel Roncayolo fait ainsi observer que la facilité d’accès à la main-d’œuvre italienne a eu tendance à détourner les industriels des investissements nécessaires à la modernisation de leurs entreprises – une sorte de malthusianisme de l’innovation en somme – et qu’elle les a incités à faire fonctionner le plus longtemps possible des installations devenues obsolètes au regard de celles de la concurrence8. Dans Migrance, l’historien Émile Temime revient plusieurs fois sur ce thème. Parfois sur le mode interrogatif : « L’économie marseillaise profite d’une main-d’œuvre immigrée abondante et, en même temps, elle finit par en dépendre. Les entreprises qui disposent de cette main-d’œuvre à bon marché n’ont-elles pas tendance à retarder une modernisation parfois nécessaire ?9 ». Ou encore, de façon plus catégorique : « Le système marseillais s’est construit en fonction du port, mais aussi en fonction de cette main-d’œuvre abondante toujours renouvelée. […] Un tel système comporte des défauts. Il n’incite guère les entreprises à se moderniser tant qu’elles disposent d’une force de travail aussi nombreuse et aussi disponible. Il oblige à recourir à une nouvelle immigration dès que la migration “ancienne” a suffisamment évolué et ne se prête plus aux exigences des entreprises. Bref, le renouvellement de la migration n’est pas nécessairement ici facteur de progrès »10. Il existerait ainsi un lien entre la faible modernisation de l’appareil productif marseillais et l’importance de la main-d’œuvre italienne, le poids de cette dernière apparaissant comme une sorte de marqueur du niveau d’archaïsme des structures industrielles locales.

4Tableau 1 : les ouvriers italiens dans les principales branches de l’industrie marseillaise (1912).

Nombre d’ouvriers italiens

% d’ouvriers italiens

Huileries

3 000

86

Tuileries

1 680

77

Filatures

1 194

72

Métallurgie, réparation navale

1 008

67

Industries chimique

782

47

Raffineries de sucre

768

43

Savonneries

600

37

Tanneries

158

22

5Source : AD BdR, 4 M 2351, Enquête industrielle de 1912-1913.

  • 11 AD BdR, 4 M 2351, enquête industrielle de 1912-1913.
  • 12 Lettre du 11 mars 1865, citée dans F. Bartolotti, De Marseille au canal de Suez. L’ascension d’une (…)

6Plusieurs travaux récents permettent d’avancer de nouveaux éléments et de nuancer ces analyses sur un certain nombre de points. En premier lieu, l’importance des ouvriers italiens au sein de l’industrie marseillaise – en 1912-1913 ils représentent 53 % des effectifs ouvriers et 75 % de la population ouvrière immigrée11 – n’apparaît plus, désormais, comme étant uniquement le résultat d’un choix entrepreneurial parmi d’autres possibilités. Elle est aussi le fruit d’une nécessité : les difficultés rencontrées tout au long du xixe siècle pour recruter des ouvriers, malgré l’apport démographique des départements voisins. C’est le cas dans la plupart des usines implantées dans Marseille et davantage encore dans celles qui sont situées dans des lieux isolés du littoral méditerranéen où, à branche égale, le pourcentage des ouvriers italiens est systématiquement plus élevé. Plusieurs exemples l’attestent : lorsqu’en 1864-1867, la société Lhuilier & Cie construit la première cité minière des Bouches-du-Rhône dans une zone rurale des environs de Marseille, elle ne parvient à y installer que des ouvriers italiens ; un constat identique peut être fait pour les logements ouvriers des usines marseillaises implantées autour de l’étang de Berre, dans les calanques ou sur les îles et le littoral varois. De la même manière, lorsque dans les années 1860 les frères Dussaud établissent un chantier de construction à Port-Saïd, en Égypte, la faiblesse de la main-d’œuvre locale les contraint à adopter toutes sortes de mesures pour essayer d’attirer des ouvriers italiens. Au-delà des méthodes habituelles – engagement de recruteurs italiens chargés de sillonner leur pays ; promesse de salaires plus élevés pouvant aller jusqu’à 5 francs par jour –, ils projettent de créer un service de transport gratuit par navires à vapeur : « En nous signalant récemment les difficultés de la situation, M. Dussaud exprimait l’opinion qu’on ne parviendrait à s’en sortir qu’en créant un service régulier et tout à fait spécial de bateau à vapeur entre Marseille et Port-Saïd, parcourant les côtes de l’Italie, prenant gratuitement dans un sens, sur tous les points, tous les ouvriers qui voudraient bien venir chercher du travail dans l’isthme, et rapatriant gratuitement dans l’autre sens, tous ceux qui voudraient retourner chez eux. […] De cette manière […], il s’établirait un grand courant d’émigration dans l’isthme, seul moyen d’assurer aux entrepreneurs la possibilité de tenir leurs engagements. »12 Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, l’embauche des ouvriers italiens permet avant tout aux industriels de disposer du personnel nécessaire pour pouvoir assurer le fonctionnement régulier de leur établissement et répondre à la demande des marchés.

  • 13 « La traite des petits Italiens à Marseille », Le Petit provençal, 21 février 1902 ; voir aussi, Ma (…)
  • 14 F. Bernard, « Les conditions de travail et les grèves récentes à Marseille », Journal des économist (…)
  • 15 Arch. HBCM, Unité d’exploitation de Provence, procès-verbal du conseil d’administration de la Socié (…)
  • 16 Arch. Zarifi, procès-verbal du conseil d’administration de la Société anonyme des tuileries Romain (…)

7La deuxième nuance à introduire concerne la pression exercée par les industriels sur les rémunérations des ouvriers italiens. Celle-ci est bien réelle et donne lieu à de nombreux abus, y compris à la fin du xixe siècle. En 1902, les verreries Verminck (Montredon) et du Queylar (quartier Saint-Marcel) se retrouvent ainsi au centre d’une affaire de trafic de certificats de naissance permettant d’embaucher illégalement – et à moindre coût – des enfants italiens de 9 à 12 ans, avec la complicité de parents vivant dans la pauvreté13. Mais si les salaires des Italiens sont systématiquement plus bas que ceux des Français – au début des années 1880 le salaire d’un journalier italien employé dans l’industrie est inférieur de 50 centimes à 1 franc à celui d’un journalier français14 – et si cela représente effectivement, sur de gros effectifs, des gains sensibles pour les entrepreneurs, ils ne peuvent pas non plus être trop bas sous peine de voir ces mêmes ouvriers italiens quitter leur établissement pour aller se faire embaucher dans les travaux agricoles, les chantiers du BTP et les usines où ils seront mieux rémunérés. C’est ce que constatent, en 1911, les dirigeants de la Société nouvelle de charbonnages des Bouches-du-Rhône : « Pourquoi au printemps les jeunes Italiens que nous employons comme manœuvre de toute espèce nous quittent-ils ? Pour des causes multiples. Les uns vont aider leur pays, leurs parents aux travaux des champs ; d’autres vont se louer comme travailleurs agricoles dans tout le midi de la France ; d’autres vont faire la récolte du sel ; appâts de salaires plus élevés. […] Les moindres terrassiers et goujats gagnent 4,50 francs par jour pour 10 heures ; les récolteurs de sel : 6 à 7 francs ; les travailleurs agricoles obtiennent facilement un minimum de 5 francs. En regard, nous ne leur offrons qu’un salaire de 3,50 francs à 3,75 francs. »15 La même année, les dirigeants marseillais de la Société anonyme des tuileries Romain Boyer, à Six-Fours dans le Var, s’inquiètent des départs récurrents de leurs ouvriers italiens pour « les travaux mieux payés des grandes entreprises, de l’arsenal de Toulon et du canal du Rhône »16. La croissance économique et la mobilité des ouvriers imposent donc une limite aux stratégies visant à réduire les coûts de production par une forte pression sur la masse salariale. La crainte de ne pas disposer d’une main-d’œuvre suffisante pour pouvoir faire fonctionner normalement l’unité de production, ou pour être en mesure de répondre à la demande, est un frein sérieux à la baisse trop importante des salaires.

  • 17 Xavier Daumalin, Jean Domenichino, Philippe Mioche, Olivier Raveux, Gueules noires de Provence. His (…)
  • 18 V. Grand, La céramique de Saint-Henri, les usines Arnaud Pierre, Aix-en-Provence, 1878, p. 61.
  • 19Idem, p. 64.
  • 20 François Caron, « Changement technique et culture technique », dans Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Hi (…)

8Dernier élément, concernant cette fois la relation immigration/innovation : l’importance de la main-d’œuvre italienne au sein d’une usine n’est pas nécessairement l’indice d’un appareil productif obsolète. C’est, par exemple, ce que l’on constate dans l’exploitation des mines de lignite des environs de Marseille. L’essor de la main-d’œuvre italienne dans les années 1840-1850 coïncide avec le fonçage des premiers puits verticaux, l’installation de machines à vapeur pour l’exhaure ou l’extraction du minerai, la mécanisation partielle des opérations de production17. De la même manière, lorsqu’en 1894 les dirigeants de la Société nouvelle de charbonnages des Bouches-du-Rhône décident d’utiliser l’électricité pour accélérer le percement de la galerie reliant souterrainement le petit village minier de Biver au port de Marseille (près de 15 km), ils veillent à n’employer que des mineurs piémontais célibataires car ils savent que ce saut technologique est dangereux, en raison des risques encourus par l’introduction de l’électricité en milieu humide (18 % du nombre des mineurs tués dans le bassin minier entre 1856 et 1913 l’ont été au cours de ce chantier). D’autres exemples peuvent encore être évoqués : en 1906, 88,5 % des Italiens employés à la Société des produits chimiques de Marseille L’Estaque sont journaliers ou évoluent toute la journée au milieu du bruit et des gaz dégagés par l’imposant et très moderne « four revolver », qui produit de la soude en continu et la décharge encore incandescente dans des wagons en fonte. C’est encore le cas dans les tuileries de Saint-Henri, au nord de Marseille, où la population italienne – qui représente entre 70 et 75 % des effectifs ouvriers – travaille depuis les années 1870 dans un environnement marqué par l’usage du four continu Hoffmann, l’énergie vapeur, la mécanisation d’un certain nombre d’opérations, la standardisation des produits et la production de masse. Le fonctionnement de la tuilerie mécanique d’Étienne Arnaud & Cie est, à cet égard, particulièrement significatif. Extraite manuellement des carrières voisines, l’argile est acheminée par voie ferrée jusqu’à la coupeuse, une machine « formée d’un disque horizontal garni de couteaux d’acier tournant à grande vitesse, au moyen d’une machine à vapeur spéciale, dans une grande cuve où l’on jette les argiles en mottes. Elle les débite en morceaux et les déverse dans une trémie sous laquelle un wagonnet les reçoit de nouveau pour les vider dans les fosses où la terre additionnée d’eau séjourne 24 heures. Cette première opération remplace le cassage à main qui était des plus onéreux. […] Après 24 heures de séjour, la terre est retirée des fosses, à main d’hommes, elle est placée sur un wagonnet qui la conduit à la machine à broyer. […] L’argile sort de cette machine en galettes de dimensions propres à l’estampage d’une tuile, qui sont rangées autour de la salle des machines. »18 Au bout de 24 heures, les galettes sont transportées au premier étage de la tuilerie par un monte-charge mécanique. Elles sont alors saisies par des adolescents qui les placent sur les moules des presses à vapeur. Une fois estampées, des femmes saisissent les tuiles pour les ranger sur des séchoirs : « Dès qu’elles sont suffisamment sèches, avant de les mettre au four, des femmes munies d’un outil d’acier enlèvent avec soin les petites bavures qui peuvent rester : c’est l’ébarbage. »19 Les tuiles sont alors acheminées jusqu’aux deux fours Hoffmann de la tuilerie, dont la capacité de cuisson peut atteindre 32 000 tuiles par 24 heures. Cette évocation du processus de production au sein de la tuilerie d’Étienne Arnaud & Cie montre bien que la relation entre ouvrier immigré et innovation est plus complexe qu’il n’y paraît. La mécanisation de cette époque est en réalité une mécanisation partielle des opérations de production. Elle « se limite à des îlots, autour desquels le recours à un effort physique particulièrement intense est la seule issue possible pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du système, et notamment la gestion des flux »20. Ces emplois physiques, dangereux ou tout simplement très répétitifs et peu qualifiés, sont en quelque sorte réservés aux travailleurs italiens. Immigration et innovation ne sont donc pas nécessairement antinomiques. Et compte tenu de l’importance des effectifs dans les usines mécanisées au regard du nombre de personnes employées dans celles où le travail reste artisanal – dans les années 1880 une tuilerie mécanique fonctionne avec environ 200 personnes, alors qu’une trentaine suffit dans une tuilerie artisanale –, on peut même se demander si l’importance numérique des ouvriers italiens dans certaines branches n’est pas, en réalité, le signe d’une mécanisation avancée des opérations de production.

  • 21 En 1926, Martigues et Port-de-Bouc totalisent 1 790 ouvriers, dont 43 % de Français, 25 % d’Italien (…)

9La situation évolue dans l’entre-deux-guerres avec la diversification du mouvement migratoire méditerranéen, les derniers arrivés – Espagnols, Grecs, Arméniens, travailleurs coloniaux – remplaçant alors les Italiens dans les tâches les plus ingrates. Lorsque dans les années 1920 les huileries-savonneries Rocca, Tassy & de Roux et Verminck instaurent le travail à la chaîne chronométré par le système Bedaux, elles y placent de préférence des ouvriers algériens. Dans la même logique, ce sont les ouvriers immigrés les plus déshérités – maghrébins ou somaliens – que l’on retrouve en priorité dans les ateliers où l’on pratique l’extraction de l’huile par solvant, un procédé beaucoup plus rentable – mais dangereux et toxique – que la traditionnelle extraction par presses mécaniques. Autre critère : la part des journaliers au sein de la population ouvrière en fonction des origines. En 1926, dans les villes côtières de Port-de-Bouc et Martigues, dominées par l’industrie lourde (construction navale, huilerie-savonnerie, métallurgie, industries chimiques), elle est de 30 % chez les ouvriers français, 64 % chez les Italiens, 72 % chez les Espagnols, 80 % chez les Grecs, 95 % chez les Arméniens et à 100 % chez les travailleurs coloniaux algériens, au plus bas de l’échelle sociale21.

« Briseurs de grèves », « meneurs de grève » : chronologie et acteurs

  • 22 Pierre Milza, Français et Italiens à la fin du xixe siècle, Rome, École française de Rome, 1981, to (…)
  • 23Idem, p. 844.

10La plupart des travaux historiques qui se sont intéressés à la question des relations entre les ouvriers français et italiens à Marseille, à la participation de ces derniers aux luttes sociales et aux syndicats, ont repris peu ou prou le schéma explicatif avancé par Pierre Milza au début des années 1980. Dans sa thèse, Pierre Milza fait coïncider l’essor de la combativité et de la syndicalisation des ouvriers italiens avec l’arrivée à Marseille, en 1898, des réfugiés politiques du Parti socialiste italien (PSI) – Campolongui, Montanari, Benuzzi, etc. – qui ont réussi à échapper à la répression des émeutes de Milan. Il précise que ce sont ces réfugiés du PSI qui ont incité les ouvriers italiens à entrer en masse dans les syndicats et à faire cause commune avec leurs homologues français, pour ne plus être systématiquement utilisés comme briseurs de grèves et servir de boucs émissaires22. Pierre Milza insiste aussi sur l’efficacité de la propagande du PSI puisque, dès 1899-1901, plusieurs conflits importants – maçons, dockers, huiliers, cimentiers – montrent une solidarité sans faille entre Français et Italiens. Ces grèves seraient ainsi les premières à établir « un lien jusqu’alors inexistant entre les deux communautés »23, à permettre l’émergence d’une élite syndicaliste italienne et à faire reculer les violences xénophobes au sein du monde ouvrier local.

  • 24 Xavier Daumalin, « Usages et résistances des ouvriers immigrés dans l’industrie marseillaise (1880- (…)
  • 25 AD BdR, 1 M 929, rapport du commissaire central du 13 mai 1881.
  • 26 AD BdR, 1 M 879, note du 28 juillet 1881.
  • 27Idem.
  • 28 Ils réclament l’instauration d’une pause entre midi et quatorze heures, l’augmentation du salaire d (…)
  • 29 AD BdR, 1 M 930, rapport de police du 3 juin 1883.
  • 30 AD BdR, 1 M 930, rapport de police du 19 juin 1883.
  • 31 AD BdR, 1 M 930, lettre de C.-A. Verminck au préfet, 2 juillet 1883.

11Les recherches effectuées récemment sur les conflits sociaux au sein de l’industrie marseillaise des années 1880-1914 révèlent cependant une situation plus complexe24. On constate ainsi que dès le début des années 1880, alors que les effets de la récession amorcée dans certaines régions d’Europe depuis 1873 ne sont pas encore vraiment ressentis à Marseille, les ouvriers italiens participent déjà à des conflits sociaux et se retrouvent souvent en première ligne face aux entrepreneurs et aux forces de l’ordre. C’est le cas en mai 1881, lors de la grève des ouvriers tanneurs de l’industriel Jullien25 et, plus symboliquement encore, en juillet 1881 – un mois seulement après les « vêpres marseillaises » traditionnellement considérées comme l’acte fondateur de la xénophobie à Marseille – avec la grève des huileries où « l’entente des ouvriers français et italiens est parfaite »26 : « Les Italiens et quelques Français ont refusé le travail à la fabrique Jullien & Guiol aux Chartreux. Ces ouvriers demandaient une augmentation de 0,50 francs, ce qui leur a été refusé ; ils se sont rendus dans quelques fabriques, notamment à Arenc, où ils ont excité les ouvriers à cesser le travail mais ils n’ont point réussi. Ils sont allés à Saint-Just, là il s’est produit une certaine agitation après laquelle un grand nombre d’ouvriers ont quitté le travail. »27 La forte résonance journalistique et diplomatique des « vêpres marseillaises » n’a donc pas empêché les ouvriers des deux nations de mener une lutte unitaire. Et contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la combativité sociale des Italiens ne faiblit pas lorsque, à partir de 1883, la récession commence à affecter les industries marseillaises. C’est ce que l’on observe en avril 1883, sur les docks, lorsque les ouvriers charbonniers du port – majoritairement italiens – déclenchent un conflit qui s’élargit à une grande partie des dockers et se prolonge jusqu’à la mi-mai28 ; en juin 1883, aux Fonderies de la Méditerranée, où une soixantaine d’ouvriers piémontais font grève pendant trois jours pour tenter d’obtenir une augmentation de salaire29 ; en juin 1883 également, à l’huilerie Mante frères & Borelli, lorsque les ouvriers italiens entrent en grève pendant quatre jours pour essayer d’obtenir une augmentation de salaire de 25 centimes, avant que quinze d’entre eux ne soient arrêtés pour entrave à la liberté du travail30 ; en juillet 1883, aux huileries Verminck, où les ouvriers italiens déclenchent un conflit – ils réclament une augmentation de salaire de 5 centimes par jour – qui finit par mobiliser 1 885 ouvriers, soit plus de 80 % des effectifs de la profession31. C’est d’ailleurs au cours de ce conflit qu’est créé le premier syndicat de l’huilerie marseillaise. Les meneurs étant tous italiens, il s’agit aussi, dans l’état actuel des recherches, du premier syndicat italien de l’industrie marseillaise.

  • 32 Ce congrès est important à plus d’un titre : d’une part, parce qu’il s’est traduit par l’adoption d (…)
  • 33 AD BdR, 1 M 879, note du 28 juillet 1881.
  • 34 Né à Aubagne en 1850, Antide Boyer a débuté sa vie professionnelle comme ouvrier potier, métier de (…)
  • 35 AD BdR, 1 M 879, rapport de police du 14 juillet 1883.
  • 36Id. Ernest Farrenc est rédacteur en chef du journal socialiste la Voix du peuple.

12Qui sont les principaux protagonistes de ces grèves ? En premier lieu, les ouvriers italiens eux-mêmes. Étrangers à la région, vivant dans la précarité, la crainte d’être arrêtés et expulsés, ils n’en sont pas moins conscients de la dureté de leurs conditions de travail, capables de développer une analyse sociale et de cesser le travail pour essayer de créer un rapport de force moins défavorable. Ils sont souvent épaulés par un groupe politique qui est longtemps passé inaperçu : les socialistes marseillais. Très affaiblis par l’échec et la répression de la Commune de Marseille, ces derniers sont en plein renouveau depuis le congrès ouvrier organisé dans leur ville en 187932. La jonction entre les ouvriers italiens et les socialistes de Marseille est perceptible dès les années 1880. Parfois, c’est plutôt à la demande des ouvriers, comme en juillet 1881 : « Ce matin à 11 heures, nous avons reçu la visite de huit délégués ouvriers appartenant à plusieurs fabriques d’huile, notamment à la fabrique d’huile de monsieur Gounelle, il y avait quatre Français et quatre Italiens. L’entente est parfaite entre Français et Italiens. La grève sera générale à partir de samedi. Ces délégués ont pour mission d’organiser pour dimanche une grande réunion où les Français et les Italiens des fabriques d’huile seront convoqués par la presse. Le Peuple Libre leur a promis son appui. Au dire de ces délégués, Pierre Roux ira présider la réunion »33. Les grévistes obtiennent ainsi le concours d’un des cercles socialistes de la ville – le Peuple Libre – et du leader Pierre Roux. La rencontre peut aussi se produire à l’initiative des socialistes marseillais. C’est le cas en 1883 pendant une nouvelle grève des huileries. Les socialistes marseillais – Antide Boyer en tête34 – y jouent un rôle de premier plan, que ce soit dans le soutien moral accordé au mouvement, dans l’aide apportée à l’élaboration d’une plateforme de revendications plus large – « augmentation de 50 centimes par jour ; ½ heure de liberté le matin pour le déjeuner ; 1 heure de liberté pour le déjeuner ; suppression des cantines dans les usines ou au moins liberté complète pour l’ouvrier de s’approvisionner où il voudra »35 – ou pour la création du premier syndicat ouvrier de la branche, déjà évoqué. Le 14 juillet 1883, alors que les grévistes hésitent encore à créer leur syndicat, l’intervention d’Antide Boyer emporte la décision des ouvriers : « Sur ces entrefaites, arrive Boyer du cercle Esquiros, qui déjà s’est mêlé de cette grève. Il leur donne quelques conseils. Il leur dit de ne pas avoir peur. Il ajoute de tenir bon puisque la grève est déclarée et il leur assure que les Français sont avec eux puisqu’ils luttent pour améliorer leur situation et sauvegarder leur dignité. Il termine en les priant de nommer une délégation de sept membres, qui présenteront leurs réclamations aux patrons et qui seront en même temps le noyau de leur chambre syndicale. Cette proposition est acceptée à l’unanimité, mais la même hésitation se produit et personne ne voudrait accepter. Sur quelques nouveaux conseils, on jette enfin les noms suivants : Santi Pietro ; Alto Domenico ; Angi Gierolamo ; Nicola Giuseppe ; Alvini Baptista ; Coni Antonio ; Crose. On décide que ces sept membres, aidés de Boyer et de Farrenc, feront un rapport pour demain 3 heures de l’après-midi ; qu’on le lira à l’assemblée qui l’approuvera, et que lundi on ira trouver les patrons. En attendant, on décide de continuer la grève »36. Même si le conflit échoue quelques jours plus tard, il n’en demeure pas moins que cette première tentative de création d’un syndicat ouvrier dans l’huilerie est bel et bien le fruit d’une rencontre et d’une collaboration étroite entre, d’une part, des ouvriers italiens qui n’hésitent plus à s’engager dans des mouvements revendicatifs et, d’autre part, des socialistes marseillais en quête d’une plus grande audience depuis le congrès ouvrier de 1879.

  • 37 Ils perdent 30 centimes sur un salaire de 1,75 francs pour 12 heures de travail (AD BdR, 1 M 933).
  • 38 Rapport de police du 20 avril 1894 (AD BdR, 1 M 933).
  • 39 Le 16 août 1893, des rixes violentes éclatent entre ouvriers français et italiens dans les salins d (…)
  • 40 Le différentiel physique, qui permet notamment aux ouvriers italiens employés dans les salins de ga (…)
  • 41 Rapport de police du 24 mars 1894 (AD BdR, 1 M 933).
  • 42 Rapport de police du 31 mars 1894 (Idem).

13Une autre grève, avant l’arrivée à Marseille des membres du PSI, joue un rôle très important dans la syndicalisation des Italiens et surtout dans le rapprochement avec les travailleurs français. Il s’agit de celle des ouvriers tuiliers qui éclate en 1894 dans les petits villages industriels de Saint-Henri, Saint-André et L’Estaque. Là encore, l’exemplarité du conflit est perceptible à plusieurs niveaux : dans la rapidité de son déclenchement et par son ampleur. Le mouvement débute le 2 mars avec la grève de 150 jeunes filles et garçons de 13 à 18 ans employés dans les tuileries, qui protestent contre la diminution du temps de travail de 12 à 10 heures, une réduction qui s’est traduite par une baisse de 17 % des salaires journaliers37. Signe qui en dit long sur le niveau de tension des rapports sociaux dans cette branche, les adolescents sont rapidement rejoints par l’ensemble des ouvriers de la profession – journaliers des carrières, charretiers, ouvriers des fours, etc. –, y compris par ceux qui se trouvent dans d’autres quartiers – La Viste, Saint-Just – et même par les ouvriers de la tuilerie des Milles, non loin d’Aix-en-Provence. Dès le 5 mars, 1 500 personnes ont cessé le travail pour réclamer des augmentations de salaires ; le 15 mars, ils sont près de 2 000. Le deuxième niveau d’exemplarité concerne le mode de fonctionnement du syndicat des ouvriers tuiliers fondé dès le 3 mars. Composé de travailleurs français et italiens, disposant d’une caisse alimentée par les cotisations des ouvriers, les quêtes faites auprès des négociants et par les dons versés par le conseil général ou la municipalité socialiste de Marseille, il fait preuve d’une réelle maîtrise dans la conduite du mouvement, tenant régulièrement des réunions, distribuant des bons d’alimentation aux grévistes, exigeant des augmentations uniformes par catégories – et non suivant les capacités des individus comme le souhaitent les entrepreneurs –, sachant jouer des rivalités entre les industriels pour être reconnu comme le seul interlocuteur des ouvriers, réussissant à imposer que la reprise du travail ne se produise que dans les établissements où les entrepreneurs ont accepté par écrit leurs revendications salariales et parvenant finalement, après sept semaines de lutte, à une victoire complète, la première du genre dans un si long conflit. Ce succès va d’ailleurs bien au-delà de la simple satisfaction des augmentations de salaire ou de la reconnaissance du syndicat : « Les ouvriers de l’usine Sacoman Pierre à L’Estaque, ayant obtenu de ce fabricant satisfaction complète à toutes leurs revendications portant sur la réduction des heures de travail à l’augmentation des salaires, avaient repris leur travail ; mais le syndicat ouvrier, afin d’avoir toujours la haute main dans les usines, a nommé un certain nombre d’ouvriers dans chaque usine qui sont spécialement délégués pour veiller aux embauchages et aux renvois d’ouvriers, afin d’empêcher le patron d’embaucher des ouvriers non syndiqués ou d’en renvoyer de ceux qui sont possesseurs d’un livret du syndicat »38. La solidarité affichée par les ouvriers français et italiens constitue le troisième niveau d’exemplarité de cette grève. Nous sommes, ne l’oublions pas, sept mois seulement après les dramatiques événements d’Aigues-Mortes qui ont provoqué la mort d’une dizaine de journaliers italiens39. Mais l’industrie marseillaise n’est pas tout à fait dans la même configuration économique et sociale que les salins de Camargue, et le conflit des tuileries ne s’inscrit pas dans le cadre d’une concurrence entre les deux communautés40. La solidarité s’affiche donc sans difficulté dans la lutte, les ouvriers italiens apparaissant même plus en pointe que les ouvriers français, à la grande surprise de la police qui redoutait des violences intercommunautaires : « Ce qu’il y a de frappant dans cette grève, c’est l’union qui n’a pas discontinué de régner entre les ouvriers français et les étrangers. Ces derniers se sont montrés même plus tenaces que les premiers pour ne pas reprendre le travail avant d’avoir obtenu complète satisfaction. »41 Ou encore, une semaine plus tard : « On n’a jamais redouté à Saint-Henri un conflit entre ouvriers français et ouvriers italiens. La plupart de ces derniers sont syndiqués comme les ouvriers français et ils ont soutenu les mêmes revendications qu’eux. »42 Un incident a pourtant suscité l’émoi de la police et de la presse nationale : le 26 mars, alors qu’une soixantaine de grévistes italiens se rendent à proximité de l’usine Guichard, Carvin & Cie pour faire pression sur les ouvriers employés à l’extraction de l’argile qui viennent de reprendre le travail sans que l’entreprise ait accepté les tarifs réclamés par le syndicat, le cri d’« Aigues-Mortes » est proféré plusieurs fois. Cela provoque l’arrestation d’une dizaine d’Italiens, dont l’ouvrier Jean Fiori, un des blessés d’Aigues-Mortes et auteur des cris. Le Figaro évoque alors une recrudescence des tensions intercommunautaires, mais l’enquête de police révèle que l’usage mémoriel fait par Jean Fiori, ouvrier non gréviste, du massacre d’Aigues-Mortes, s’adressait aux ouvriers italiens venus le convaincre d’abandonner son travail. La rivalité ne s’exprime donc plus seulement entre ouvriers français et ouvriers italiens, mais entre les ouvriers italiens syndiqués et ceux qui ne le sont pas encore. La solidarité sociale l’a cette fois emporté sur la solidarité nationale.

  • 43 Antide Boyer est lui-même membre du Parti ouvrier de Jules Guesde. La situation semble bien différe (…)
  • 1
  • 45 AD BdR, 1 M 882, rapport de police du 16 février 1897. Le patronat marseillais est majoritairement (…)
  • 46 Xavier Daumalin, Olivier Lambert, Philippe Mioche, Une aventure industrielle en Camargue, op. cit., (…)
  • 47 Voir notamment les travaux de Jean-Marie Guillon et de Pierre Laborie.

14Tous ces éléments incitent à proposer plusieurs inflexions aux analyses habituellement retenues pour caractériser les relations entre les ouvriers français et italiens à Marseille au cours des années 1880-1914. Ils conduisent en premier lieu à relativiser le côté « génération spontanée » et uniquement exogène de la syndicalisation des ouvriers italiens à partir de 1898. Certes, l’action des réfugiés du PSI a été importante – on le constate dans l’engagement de ses leaders dans les grèves des années 1900-1901 –, mais elle a été précédée d’une phase d’une vingtaine d’années au cours de laquelle les socialistes marseillais, plus proches de l’internationalisme d’un Jules Guesde – même si celui-ci a pu avoir ensuite des positions ambiguës – que du « socialisme national » de Maurice Barrès43, ont contribué à intégrer et à former des ouvriers italiens aux luttes revendicatives unitaires et au syndicalisme. Même dans les moments forts de l’expression de la xénophobie ouvrière, certains socialistes locaux ne manquent jamais de rappeler que la véritable solution ne réside pas dans l’expulsion des ouvriers italiens mais plutôt dans une révolution sociale portée conjointement par les ouvriers français et italiens. Les membres du PSI ont donc davantage accéléré qu’initié le processus de syndicalisation des ouvriers italiens et leur engagement dans les mouvements revendicatifs. Le rôle des socialistes marseillais – qui ne cesse de prendre de l’ampleur44 – mériterait d’ailleurs d’être davantage étudié, ne serait-ce que pour mieux apprécier la part respective des différentes tendances, des personnalités et des structures qui l’animent (cercles, journaux, etc.) ou pour vérifier si le socialisme marseillais est davantage marqué par l’internationalisme que celui du nord de la France, par exemple, où les partisans du « socialisme national » s’en prennent régulièrement – et parfois très violemment – aux ouvriers belges. Les conflits sociaux évoqués dans les développements précédents montrent aussi qu’en dépit des violences xénophobes qui ponctuent les années 1880-1890 – en février 1897, dans une réunion rassemblant plus de 1 000 chômeurs à la Bourse du travail, des ouvriers réclament encore « l’emploi de la force pour obtenir le renvoi des ouvriers étrangers » et annoncent leur intention « de prendre d’assaut les usines qui les occupent de préférence »45 ; la même année, une rixe très violente oppose Français et Italiens à l’usine Solvay de Salin-de-Giraud46 –, les conflits n’opposent plus seulement les ouvriers français aux ouvriers italiens : ils existent aussi, désormais, au sein de la communauté italienne entre ceux qui ont commencé à participer aux grèves et aux mouvements syndicaux et ceux qui n’y participent pas encore. La solidarité de fait entre les ouvriers français et italiens, perceptible de façon récurrente dès le début des années 1880, invite enfin à reconsidérer l’importance accordée aux événements dramatiques des « vêpres marseillaises » et d’Aigues-Mortes, dans la mesure de l’intensité de la xénophobie ouvrière au cours de cette période, et à opérer un distinguo entre, d’une part, leur ampleur journalistique ou politique et, d’autre part, leur impact réel sur le quotidien des travailleurs. De la même manière que l’histoire de la Résistance française a été profondément renouvelée et enrichie par une approche « par le bas »47, l’histoire de la xénophobie ouvrière à Marseille gagnerait sans doute à accorder davantage d’attention aux pratiques du vivre ensemble entre les ouvriers français et italiens. Les instants partagés dans la vie quotidienne, renforcés par le poids des idées internationalistes, tendraient peut-être à démontrer – c’est une hypothèse de travail – que Marseille est aussi dans ces années-là un des lieux privilégiés de la solidarité ouvrière.

L’industrie marseillaise en dehors de Marseille

  • 48 Marcel Roncayolo, op. cit., p. 141.
  • 49 Louis Pierrein, op. cit., p. 36-39 ; Jean Georgelin, L’économie de Marseille-Provence au travers de (…)
  • 50 Xavier Daumalin, Le patronat marseillais et la deuxième industrialisation (1880-1930), Aix-en-Prove (…)

15C’est certainement le chantier le plus récent, le moins avancé et peut-être aussi le plus prometteur. Jusqu’à ces dernières années, l’industrie marseillaise a été pensée à travers le seul prisme du port de la ville et de l’espace urbain limitrophe. Dans Les grammaires d’une ville, Marcel Roncayolo écrit ainsi : « L’industrie marseillaise est principalement portuaire ; loin de l’atténuer, l’évolution du xixe siècle accuse ce caractère : elle enferme le travail usinier dans sa ville-port, ses horizons et ses pratiques. Marseille n’essaime hors de son terroir (ou parfois aux limites extrêmes de ce terroir) que les activités nauséabondes (les soudières au début du xixe siècle, la chimie minérale cent ans plus tard) ou trop encombrantes pour son commerce, tels les chantiers de construction navale. En dehors de ces départs ou de ces choix de localisation relativement précoces, le temps de l’exurbanisation ne commence – et avec quelles prudences – qu’à partir des années 192048 ». Le géographe Louis Pierrein ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque cette « trajectoire en hélice » qui, depuis les années 1920, et grâce aux acquisitions de terrains réalisées par la chambre de commerce de Marseille, guide « la démarche évolutive du foyer économique marseillais » de sa calanque originelle vers l’étang de Berre, puis en direction de Fos49. Le renouvellement historiographique de ces vingt dernières années permet de proposer une autre façon d’appréhender l’industrie marseillaise : loin d’être recroquevillée sur le territoire urbain stricto sensu, celle-ci apparaît désormais comme étant à la tête d’un réseau de systèmes productifs créés généralement par des entrepreneurs locaux et situés en dehors de la ville, dans des villages et des petites villes de la proche banlieue, du littoral provençal ou dans des localités plus lointaines d’Espagne, d’Italie, de Grèce, d’Égypte, d’Algérie ou de Tunisie. La mise en réseau de ces systèmes productifs localisés, organisés autour d’une seule ou plusieurs productions, est un des aspects majeurs du mode de fonctionnement de l’industrie marseillaise et un des éléments clés de son dynamisme50.

  • 51 Renée Lopez, Émile Temime, op. cit., p. 72.

16Les répercussions de cette nouvelle façon de concevoir l’industrie marseillaise du xixe siècle sont multiples. Elles permettent, en premier lieu, de définir une nouvelle géographie des points d’ancrage des migrations liées au fait industriel marseillais. Ces petites villes et ces villages intégrés à l’économie portuaire marseillaise accueillent de nombreuses familles italiennes, dans des proportions souvent plus fortes qu’à Marseille. L’exemple de l’année 1906 est, à cet égard, particulièrement intéressant. Alors que Marseille intra muros compte environ 18 % d’Italiens, chiffre qu’Émile Temime considérait déjà – à juste titre – comme « absolument énorme »51 au regard de l’histoire de la ville, on en trouve 22 % à Septèmes, spécialisée dans l’industrie chimique ; 29 % à Port-de-Bouc, où l’industrie est principalement représentée par la construction navale et le raffinage du pétrole ; 32 % à La Madrague-Montredon, spécialisée dans la métallurgie du plomb et l’industrie chimique ; 36 % à La Capelette, haut lieu de la construction mécanique et de la métallurgie ; 38 % à Peypin et 45 % à Belcodène, petits villages miniers ; 48 % à Gardanne, où l’on extrait le lignite et produit de l’alumine ; 50 % à L’Estaque, occupée par l’industrie chimique et les tuileries ; 54 % et 56 % à Saint-Henri et Saint-André, dédiées à la production de tuiles et de briques ; 59 % à Roquefort-la-Bédoule, spécialisée dans la production de ciment ; 59 % également à La Londe-Les Maures, dans le Var, où l’on extrait du plomb argentifère et du zinc, etc. Comme à Marseille, ces ouvriers viennent de toute l’Italie, y compris du sud, avec toutefois quelques lieux prépondérants. Sur les 769 ouvriers italiens recensés à L’Estaque, 25 % sont nés en Toscane dans des localités relativement proches telles que Capannoli, Lucca, Matti, Vicopisano et Pise, ce qui laisse supposer l’existence de filières familiales ou amicales entre frères, cousins, beaux-frères ou voisins. Paolo Mancini, né en 1872 à Capannoli, vit ainsi à L’Estaque avec son épouse – également de Capannoli –, deux filles, un fils, son frère, sa belle-sœur et un pensionnaire ami du même village. La surreprésentation de certaines provenances, variable suivant les usines, est un phénomène que l’on observe parfois plus nettement encore dans d’autres sites industriels isolés. À Roquefort-La Bédoule, près de 30 % des ouvriers italiens viennent ainsi de villages d’émilie-Romagne – Montefiorino, Villa Minozzo, Frassinoro – distants seulement d’une vingtaine de kilomètres ; dans le hameau industriel de Rassuen, près d’Istres, plus de 41 % des Italiens employés par la Compagnie générale des produits chimiques du Midi sont nés dans des villages alpins proches de Barcelonnette-Prazzo, San Michele-Prazzo, Stroppo, San Damiano, dont 35 % dans le seul village de San Michele-Prazzo. Il existe peut-être, dans les archives publiques ou dans la mémoire collective des familles de ces localités italiennes, des éléments susceptibles de mieux comprendre la formation de ces filières reliées à telle ou telle usine. C’est une piste qui reste à explorer.

  • 52 Pierre Milza, Voyages en Ritalie, Paris, Payot, 1993, p. 102-103 ; Laurent Dornel, La France hostil (…)
  • 53 Céline Regnard-Drouot, Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914)(…)

17La proportion d’Italiens au sein de ces petites villes ou villages industriels, souvent hors norme au regard de la situation marseillaise, incite non seulement à porter un autre regard sur les lieux d’ancrage de la migration ouvrière italienne en Provence – son histoire ne peut plus être uniquement étudiée à partir du port de Marseille – mais aussi à nous interroger sur les modalités d’accueil et d’existence dans ces petites agglomérations – où et comment sont logés ces Italiens en l’absence de véritables cités ouvrières ? Quels sont les lieux où ils consomment, où ils se réunissent ? Sont-ils semblables à ceux des Français ? Sont-ils spécifiques ? – et surtout sur la nature des relations nouées avec les populations autochtones. Comment, par exemple, les familles françaises vivent-elles au quotidien avec ces immigrants qui, en l’espace de quelques décennies, ont bouleversé la configuration humaine, professionnelle, culturelle et matérielle de leur localité ? Retrouve-t-on les mêmes comportements xénophobes que ceux mis en exergue à Marseille, « capitale de la xénophobie »52 ? Ces derniers sont-ils aggravés de façon mécanique par la surreprésentation des Italiens ? Sont-ils, au contraire, limités par la « massivité » du phénomène, la croissance de l’emploi, le cadre de vie littoral, par le poids des idées internationalistes ou, de façon plus prosaïque, par les risques encourus à entrer en conflit avec une population immigrée faisant parfois numériquement jeu égal – ou davantage – avec les familles françaises ? L’histoire n’a apparemment pas retenu la trace d’événements violents comparables à ceux de Marseille ou d’Aigues-Mortes. Mais il s’agit d’un champ de recherche encore peu exploré, et les silences d’aujourd’hui, peut-être liés à un effet de source, ne sont pas nécessairement amenés à perdurer. Quoi qu’il en soit, le constat actuel, susceptible d’être modifié par de futurs travaux, reste bien celui d’une population italienne proportionnellement plus importante qu’à Marseille, sans que cela ne semble déboucher sur des événements xénophobes graves. Dans un registre différent, qu’en est-il également de l’augmentation des comportements violents constatés au sein de la communauté italienne à partir des années 1880 ? Retrouve-t-on, dans ces petites villes et dans ces villages industriels, des phénomènes comparables à ceux signalés dans Marseille53 ? Sont-ils amplifiés ? Sont-ils au contraire régulés par le poids de la communauté italienne dans cette localité ? Là encore, les études manquent et laissent en suspens nombre d’interrogations. Les travaux engagés depuis quelques années sur la question des ouvriers immigrés au sein de l’industrie marseillaise nécessitent donc d’être poursuivis et les résultats établis pour Marseille doivent être confrontés à la situation de ces petites villes ou villages industriels, qu’ils aient été établis dans la région ou dans d’autres espaces du bassin méditerranéen avec, dans ce dernier cas, une situation probablement plus complexe encore du point de vue migratoire.

  • 54 Xavier Daumalin, « Les Grecs de Marseille et les investissements industriels transméditerranéens au (…)

18La prise en compte des systèmes productifs localisés rattachés à l’industrie marseillaise permet enfin, lorsque ceux-ci sont fondés en dehors de la Provence – et plus particulièrement au nord de l’Afrique –, de constater que la place dévolue aux ouvriers italiens y est sensiblement différente. Nous ne disposons, pour l’instant, que d’éclairages partiels liés à des approches ponctuelles, mais plusieurs exemples montrent que la position sociale des Italiens y est moins défavorable que dans le midi de la France. C’est le cas en 1840-1850 aux mines métallifères algériennes de la Mouzaïa et de Kef Oum Theboul, respectivement exploitées par les industriels marseillais Henry et Roux de Fraissinet ; ou encore à Port-Saïd, dans les années 1860, au chantier des frères Dussaud ; c’est aussi le cas en Tunisie, à l’extrême fin du xixe siècle, où les familles Zarifi et Zafiropulo de Marseille exploitent la mine de plomb du Djebel-Hallouf, au nord de Tunis, et le gisement de phosphate de M’Dilla (Gafsa)54. Les Sardes et les Siciliens employés y sont largement minoritaires au regard des populations tunisiennes, algériennes, marocaines ou tripolitaines travaillant à la mine et occupent principalement des emplois de surface (bureaux, ateliers) ou d’encadrement intermédiaire – la direction et les ingénieurs restent français – moins pénibles et mieux rémunérés que ceux de mineurs. En 1913, un Italien employé à la mine du Djebel-Hallouf touche ainsi en moyenne, toutes fonctions confondues, 4,31 francs par jour, tandis qu’un ouvrier africain ne perçoit que 1,57 francs55. Les Italiens ne sont plus au bas de l’échelle sociale, ni exposés aux mêmes pénibilités qu’en France. Ils ont été remplacés par les populations africaines récemment colonisées et soumises à des conditions de travail très difficiles, dénoncées par Paul Vigné-d’Octon (La sueur du burnous. Les crimes coloniaux de la IIIe République, 1911) et Georges Duhamel (Le prince Jaffar, 1924). C’est un constat qui dépasse d’ailleurs le seul cadre des colonies françaises méditerranéennes. On trouve des exemples semblables, et encore peu étudiés, dans plusieurs entreprises et chantiers d’Indochine – que l’on songe, par exemple, aux centaines de chefs de chantiers italiens venus participer à la construction du chemin de fer entre Haiphong et le Yunnan56 –, d’Afrique noire ou de Madagascar. Au xixe siècle, les emplois d’encadrement sont, semble-t-il – c’est une hypothèse qui reste à vérifier –, plus précocement et plus facilement ouverts aux Italiens dans les industries et les chantiers des territoires coloniaux qu’en France.

19Les recherches sur les interactions entre l’industrie marseillaise et l’immigration italienne en Méditerranée sont loin d’être épuisées. Au-delà des apports directement liés au renouvellement de l’histoire économique marseillaise de ces vingt dernières années – sur la participation des Italiens aux grèves et aux syndicats, les rationalités économiques qui président à leur embauche ou les points d’ancrage de cette migration liée au fait industriel –, de nombreuses pistes restent à explorer et de nouvelles hypothèses sont à vérifier. Sans revenir dans le détail de chacune d’entre elles, retenons simplement quatre directions : l’adaptation de la focale d’un certain nombre de thématiques étudiées jusque-là à travers le seul prisme de l’espace urbain marseillais aux nouvelles représentations de l’industrie marseillaise ; l’étude des pratiques quotidiennes du vivre ensemble entre les ouvriers français et italiens ; l’analyse de l’influence des idées internationalistes au sein du socialisme local ; la place des Italiens dans les unités de production implantées par les entrepreneurs marseillais en dehors du midi de la France, dans les péninsules euro-méditerranéennes, en Afrique et dans l’ensemble des territoires coloniaux. Il y a là des gisements de connaissances susceptibles d’enrichir la compréhension des circulations migratoires italiennes en Méditerranée et dans le monde.


Gaston Crémieux

Gaston Crémieux est né à Nîmes le 22 juin 1836, issu d’une famille juive du Comtat Venaissin. Son père est marchand d’indiennes (tissus aux motifs indiens). Après l’école primaire, il entre au lycée de Nîmes où il est un excellent élève. Il obtient son baccalauréat le 19 août 1853. Il veut être avocat et désire faire ses études à Paris. En octobre 1854, il est inscrit à la Faculté de Droit. Mais au bout d’une année, ses maigres ressources le contraignent à revenir à Nîmes ; il trouve un emploi comme deuxième clerc chez un avoué, épargnant ainsi des sacrifices pécuniaires à ses parents.

Au bout de quelques mois, il trouve un emploi chez un avoué à Paris ; malheureusement, son salaire est insuffisant pour lui assurer une existence même modeste et il retourne à Nîmes en janvier 1856. Le 14 janvier 1856, il s’inscrit à la Faculté d’Aix en Provence. Il obtient sa licence en droit le 25 novembre 1856. Gaston Crémieux est exempté du service miliaire en raison de sa situation de famille. Il était l’aîné d’une famille nombreuse. Il s’inscrit alors au Barreau de la cour d’appel de Nîmes. Il prête serment le 24 mars 1857. Il est commis d’office pour les personnes disposant de peu de revenus ; ses collègues le surnomment « l’avocat des pauvres ». Il obtient des succès plus marquants dans le journalisme littéraire. Il s’intéresse aussi à la politique ; marqué par la répression de juin 1848, il est devenu un ardent républicain, défenseur de la liberté de pensée et combattant de la lutte contre l’intolérance. Vers la fin de l’année 1857, Gaston Crémieux et un groupe d’amis fondent l’Avenir, un journal littéraire ; quatre membres de la rédaction, dont Gaston Crémieux, sont surveillés par la police qui émet cet avis : « ces quatre individus professent les idées socialistes les plus avancées et, malgré leur réserve, ils demeurent dangereux au point de vue politique ».

Le 14 février 1858 l’Avenir cesse de paraître, les républicains sont victimes de la répression du gouvernement de Badinguet. En 1862, Crémieux quitte Nîmes pour rejoindre Marseille. Le 10 décembre 1862, le Conseil de l’ordre officialise son admission au Barreau. En 1864, il est admis par la loge marseillaise « La Réunion des Amis choisis » du Grand Orient de France. Gaston Crémieux considère Robespierre comme le chef d’État idéal. Entre les deux hommes les ressemblances sont profondes, mais présentent parfois des nuances : pour Robespierre « l’Être suprême et l’immortalité de l’âme » sont des compromis politiques nécessaires pour sceller la réconciliation de tous les Français. Chez Gaston Crémieux, l’approbation du culte républicain est en accord avec un déisme rigoureux et sincère.

Notre avocat est un ardent défenseur de la liberté de pensée et il combat sans cesse l’intolérance des intégristes de tous bords. Le 25 septembre 1864, il épouse Noémie Molina, de confession juive. De cette union, naîtront trois enfants. Gaston avait choisi de nommer son dernier fils Robespierre en souvenir de cet homme d’État symbolisant à ses yeux le révolutionnaire incorruptible par excellence. D’ailleurs, quelques mois avant la naissance de ce garçon, il écrira un monologue en vers intitulé « Robespierre, le 21 janvier 1793 » Gaston est heureux, il adore sa femme et ses enfants.

Gaston Crémieux est très sensible à la grande misère des ouvriers marseillais. Il réagit vivement contre la perversité des mœurs qui en résulte. Dans le mémoire qu’il rédige en 1867, pour la classe ouvrière de Marseille, il demande au préfet des Bouches-du-Rhône de prendre des mesures urgentes pour mettre fin à cette situation déplorable. Il préconise la création d’un syndicat prenant la défense des intérêts des travailleurs.

Il s’intéresse particulièrement au développement de l’enseignement laïc, facteur de l’émancipation de la classe ouvrière. Le 31 mars 1865, il lance le projet de création d’écoles pour les enfants défavorisés. Le 6 août 1866, des cours du soir gratuits sont ouverts aux adultes. En 1867, il est élu vénérable maître de la loge de la Réunion des Amis choisis.

En 1868, le 13 juillet, est constituée l’association phocéenne de l’Enseignement, de l’Instruction et de l’Education des deux sexes. Crémieux est l’un des membres fondateurs. En 1869, il soutient activement la campagne électorale de Gambetta à Marseille. A l’époque, ce fougueux républicain n’est pas encore devenu le leader du parti opportuniste.

Le 28 juillet 1869, pour le soixante-quinzième anniversaire de la mort de Robespierre, Gaston Crémieux écrit un monologue Robespierre, le 21 janvier 1793 dédié à Léon Gambetta et Alphonse Esquiros. Il leur fait part de son intention d’écrire un drame sur le Neuf Thermidor et la mort de Robespierre. Il mettra ce projet à exécution peu de temps avant sa mort. Il mène également une activité sociale intense en tant que fondateur de coopératives et de chambres syndicales.

Le 19 juillet 1870, la guerre contra la Prusse est déclarée. Les défaites de l’armée de Napoléon III à Forbach et Froeschwiller ont provoqué la colère des Marseillais. Des manifestations ont lieu à la préfecture et à la mairie. Les insurgés doivent rapidement capituler.

Le 27 août 1870, le 1er Conseil de guerre condamne quatorze insurgés. Gaston Crémieux qui a pris part au soulèvement sera condamné à deux ans de prison mais la proclamation de la République, le 4 septembre 1870, va le délivrer de sa peine. Le 11 septembre, il va participer à la formation de la Ligue du Midi dont le programme est radical : séparation absolue des Églises et de l’État, révocation immédiate de tous les maires nommés par et sous l’Empire, nomination des juges par voie électorale, liberté absolue de la presse, etc..

Le 2 novembre, proclamation à Marseille de la Commune révolutionnaire. Gustave Cluseret est nommé Commandant de la Garde Nationale et général en chef des troupes de la Ligue du Midi. Le poète Clovis Hugues est à la tête de la Légion urbaine. Le citoyen Esquiros dirige la commission municipale révolutionnaire. Gaston Crémieux, qui tenait des meetings au nom de la Ligue du Midi dans la Drôme et l’Isère, écrit de Grenoble à Alphonse Esquiros, le 2 novembre, une lettre portant le cachet de l’Association internationale des travailleurs, pour s’étonner qu’Esquiros veuille donner sa démission.

Crémieux n’a donc pas pris part directement aux journées révolutionnaires. Le 31 janvier 1871, c’est la fin de la guerre entre la France et la Prusse. Le 13 février, l’Assemblée nationale s’installe à Bordeaux dans le grand théâtre. Gaston Crémieux assiste à la séance du haut des tribunes. Garibaldi veut parler pour résilier le mandat dont Paris l’a honoré. Il est malade et veut conserver sa nationalité. Des hurlements couvrent sa voix. Alors, des tribunes, Gaston Crémieux s’écrie : « Majorité rurale, honte de la France ». Les tribunes applaudissent, mais la majorité réactionnaire n’oubliera pas l’intervention de Crémieux et ce sera un élément important dans sa condamnation à mort.

Le 18 mars, la tentative de Thiers pour s’emparer des canons des Parisiens échoue. La Commune de Paris est instaurée. Le 22 mars, dans la salle de l’Eldorado à Marseille, Gaston Crémieux fait un discours pour appeler les habitants de la cité phocéenne à soutenir Paris contre Versailles. Le 23 mars, les Marseillais favorables aux insurgés de Paris envahissent la Préfecture. Une commission départementale est constituée dont Crémieux sera le président.

Du balcon de l’édifice départemental, il déclare que Marseille soutiendra le gouvernement républicain qui siège dans la capitale. Il demande à la population de maintenir l’ordre dans la cité. Il prêche la conciliation mais affirme que la commission départementale restera en poste jusqu’à ce que la lutte entre Paris et Versailles soit terminée.

Le 27 mars, trois délégués de la Commune de Paris sont envoyés à Marseille pour consolider le mouvement insurrectionnel : Landeck, chef de la délégation, est membre du Comité central de la Garde nationale parisienne, Amouroux , membre de la Commune et Albert May, dit Séligman, mais il faut ajouter Méguy au groupe. Comme « les trois mousquetaires », les trois délégués étaient donc quatre. Landeck nomme Pélissier, ancien brigadier de cavalerie, général des insurgés.

Les divergences entre le Conseil municipal et la Commission départementale affaiblissent l’action et le pouvoir de la Commune de Marseille. Le manque de cohérence dans la direction des opérations militaires déroute les révolutionnaires. Le 28 mars, le général Espivent, farouche partisan de Versailles, déclare le département des Bouches-du-Rhône en état de siège. Le 31 mars, la Commission départementale dissout le Conseil municipal et annonce des élections pour le 5 avril. Le 3 avril, la Commission départementale réduit le montant des loyers. Dans la matinée du 4 avril, les chasseurs de Vincennes et les marins de deux navires de guerres amarrés dans le port, tirent sur la Garde nationale et les garibaldiens, ils attaquent la Préfecture.

Les canons installés sur les hauteurs de Notre-Dame-de-la-Garde pilonnent la ville. Ceux des deux navires de guerre sont braqués sur la cité. La Préfecture a été bombardée pendant sept heures. Les insurgés doivent se rendre et le matin du 5 avril à 7 heures, le calme est revenu.

Dans la soirée du 7 avril, Gaston Crémieux est arrêté chez le gardien du cimetière juif où il s’était réfugié. [1] II est incarcéré au Fort Saint-Nicolas. Le procès des insurgés de la Commune de Marseille débute le 12 juin 1871 dans la grande salle du tribunal de police correctionnelle, devant le premier conseil de guerre présidé par le lieutenant-colonel Thomassin du 48ème de ligne.

Le premier accusé est Gaston Crémieux ; son avocat est Me Sicard. Le point de départ de l’accusation, ce sont les paroles qu’il a prononcées à la séance de « l’Eldorado » le soir du 22 mars. Il répond : « Je n’ai prononcé que des paroles de paix et de conciliation, appelant les uns et les autres à la modération ». Le magistrat lui reproche sa présence à la Préfecture. Il riposte : « Ce n’est pas par ambition que je suis resté à la Préfecture, c’est uniquement par conviction ».

Le 28 juin, le colonel Thomassin clôt les débats. Les accusés sont transférés au Fort Saint-Nicolas. Le greffier leur donne lecture de la sentence : Crémieux, Pélissier et Etienne (portefaix, membre de la Commission départementale) sont condamnés à mort. Le 7 juillet à trois heures du matin, les prisonniers sont conduits à la prison Saint-Pierre. Le statut de prisonnier politique leur a été accordé, les réclamations formulées en raison des mauvaises conditions d’hygiène de leur détention ont été prises en considération, le fait est assez rare pour mériter d’être signalé.

Au parloir Noémie lui fait part de son séjour de cinq jours à Paris. Adolphe Crémieux (Garde des sceaux du gouvernement de la défense nationale) est venu l’attendre à la gare. Il fera tout son possible pour la libération de Gaston.

Le 26 juillet, Adolphe Crémieux envoie un télégramme à Noémie pour l’inviter à se rendre à nouveau à Paris au sujet de son mari et de démarches à accomplir. Mais le 15 septembre, la Cour de cassation rejette tous les pourvois. Le 21 septembre, Landeck, qui a réussi à se réfugier à Londres, dans une lettre publiée dans Le Courrier de la Gironde et reprise par Le Petit Marseillais assume la responsabilité totale de la direction du mouvement communaliste et déclare que Crémieux, Pélissier et Etienne ne sont pas coupables.

Gaston Crémieux, dans sa prison, se consacre à la rédaction de sa pièce de théâtre Le Neuf Thermidor ou la mort de Robespierre, drame en cinq actes en vers.

Le 24 novembre le quotidien Qui vive publie la décision de la Commission des grâces : seuls Etienne et Pélissier sont graciés. Le recours de Crémieux est rejeté.

Dans la nuit du 29 au 30 novembre, Crémieux est transféré de la prison Saint-Pierre au fort Saint-Nicolas. Il croit encore à la commutation de sa peine – la veille son épouse lui a dit qu’il était sauvé -, mais le greffier lui annonce que sa grâce a été rejetée. Dans une de ses dernières lettres à sa femme, il s’épanche :

« Ma chère Noémie,

Cette nuit, j’ai terminé un acte que je voulais te lire. Hélas ! tu le liras sans moi. Ici, en face de la mort, en présence de notre bon rabbin, M. Vidal, j’ai recopié à la hâte le brouillon que j’avais écrit.  Il en restera un tableau de la Convention et quelques vers de l’épilogue. Mais telle qu’elle est, cette oeuvre est faite. C’est mon patrimoine, le travail de ma captivité. Je te la lègue. […]. »

Le 30 novembre au matin, Gaston Crémieux écrit ses toutes dernières lettres et les remet au rabbin Vidal ainsi que le manuscrit du Neuf Thermidor : « Je n’ai jamais vu un homme aussi courageux que vous devant la mort ; on parlera de vous comme un héros » déclare le rabbin.

Gaston Crémieux et le rabbin Vidal le jour de l’exécution, au pharo, le 30 novembre 1871 (Musée du vieux Marseille)

Il est cinq heures, Crémieux prend un peu de repos avant le départ en direction du Pharo. A peine arrivé, il s’adresse au peloton d’exécution : « Mes amis, j’ai une recommandation à vous faire. Comme il est probable que mon corps sera rendu à ma famille après l’exécution, je vous prie de ne pas de défigurer. Visez droit au cœur. Je vous montrerai ma poitrine. Ayez du courage comme j’en ai. »

Il se place devant le peloton, commande « Feu ! » crie « Vive la Républi… » et tombe à la renverse, un peu incliné sur le côté droit. Le médecin, ayant tâté le pouls, déclare que c’est fini.

Après de longues années de silence, le Parti communiste organisa une grande manifestation, le dimanche 2 décembre 1923 : l’Humanité du 29 novembre 1923 (édition de la région Bouches-du-Rhône) a publié la déclaration du Parti communiste :

« Aux travailleurs marseillais,

Le 20 novembre 1871, le Communard marseillais Gaston Crémieux était fusillé au Pharo, sur l’ordre du gouvernement de la troisième République […]

La Commune insurrectionnelle de 1871 fut une des plus glorieuses pages de l’Histoire du prolétariat français. Fidèle à la tradition révolutionnaire, la Fédération communiste invite les travailleurs marseillais à la mémoire de Gaston Crémieux […] »

Le lendemain, dans l’Humanité, Gabriel Péri rendait un émouvant hommage à l’avocat marseillais :

C’est donc un drame Le neuf thermidor ou la mort de Robespierre qui révèle le mieux les profondes convergences entre Gaston Crémieux et l’Incorruptible. Ils ont tous deux le même sens du devoir et du patriotisme. La suppression de la misère des classes laborieuses et le triomphe de la liberté et de la justice ont été leurs passions dominantes. Il y a tout de même une différence entre les deux personnages. Alors que Crémieux est hostile à toute violence, Robespierre a participé à la Terreur, considérée comme nécessaire pour éliminer les complices des puissances étrangères qui voulaient envahir la France et rétablir la royauté. Mais à Saint-Just qui veut poursuivre la terreur contre les nouveaux riches sans principes, Robesierre réplique par la plume de Crémieux ;

« Saint-Just, nous avons vu s’écrouler le vieux monde
Après avoir détruit, il est temps que l’on fonde
La Terreur nous apprit à ne rien redouter,
Elle a fini sa tâche, elle doit s’arrêter. »

Dans sa pièce de théâtre, Crémieux fait ressortir le contraste frappant entre la demeure modeste du menuisier Duplay et la maison à l’ameublement somptueux et esthétique de Collot d’Herbois. Chez les Duplay, Robespierre est accueilli avec joie par une famille de fervents jacobins. Il va s’éprendre d’une des filles, Eléonore « au caractère droit et fier ». Elle lui témoignera beaucoup d’affection et de dévouement. Leur mariage était prévu pour le 9 thermidor ; le sort, hélas, leur réserva un autre destin !

Dans l’œuvre posthume de Gaston Crémieux, les écrits « avant les mauvais jours » sont consacrés à l’amour et aux luttes sociales. « Les serments » illustrent les regrets d’un amour déçu, les deux premières strophes font pense à l’humour doux-amer de certaines chansons de Béranger :
Mais, parmi toutes ses œuvres, Le neuf thermidor et la mort de Robespierre conserve notre préférence.

Marcel Cerf


 

Tu que siás arderosa e nusa /
Tu qu’as sus leis ancas tei ponhs /
Tu qu’as una votz de cleron /
Uei sòna sòna sòna a plens parmons
/ Ò bòna musa.

Toi qui es ardente et nue
/ Toi qui as les poings sur les hanches
/ Toi qui as une voix de clairon
/ Aujourd’hui appelle appelle à plein poumons
/ Ô bonne muse.

Siás la musa dei paurei gus
/ Ta cara es negra de fumada
/ Teis uelhs senton la fusilhada
/ Siás una flor de barricada /
Siás la Venús.

Tu es la muse des pauvres gueux
/ Ta face est noire de fumée
/ Tes yeux sentent la fusillade
/ Tu es une fleur de barricade
/ Tu es la Vénus.

Dei mòrts de fam siás la mestressa,
/ D’aquelei qu’an ges de camiá /
Lei gus que van sensa soliers
/ Lei sensa pan, lei sensa liech
/An tei careças.

Des meurt-de-faim tu es la maîtresse
/ De ceux qui n’ont pas de chemise
/ Les gueux qui vont sans souliers
/ Les sans-pain, les sans-lit
/ Ont tes caresses.

Mai leis autrei ti fan rotar,
/ Lei gròs cacans ‘mbé sei familhas /
Leis enemics de la paurilha
/ Car ton nom tu, ò santa filha
/ Es Libertat.

Mais les autres te font roter
/ Les gros parvenus et leurs familles
/ Les ennemis des pauvres gens
/ Car ton nom, toi, ô sainte fille
/ Est Liberté.

Ò Libertat coma siás bela
/ Teis uelhs brilhan coma d’ulhauç
/ E croses, liures de tot mau,
/ Tei braç fòrts coma de destraus
/ Sus tei mamèlas.

Ô Liberté comme tu es belle
/ Tes yeux brillent comme des éclairs
/ Et tu croises, libres de tout mal,
/ Tes bras forts comme des haches /
Sur tes mamelles.

Mai puei, perfés diés de mòts raucs
/ Tu pus doça que leis estelas
/ E nos treboles ò ma bela
/ Quand baisam clinant lei parpèlas
/ Tei pès descauç.

Mais ensuite tu dis des mots rauques,
/ Toi plus douce que les étoiles
/ Et tu nous troubles, ô ma belle
/ Quand nous baisons, fermant les paupières,
/ Tes pieds nus.

Tu que siás poderosa e ruda
/ Tu que luses dins lei raions
/ Tu qu’as una vòtz de cleron /
Uei sòna sòna a plens parmons
/ L’ora es venguda

Toi qui es puissante et rude
/ Toi qui brilles dans les rayons
/ Toi qui as une voix de clairon
/ Aujourd’hui appelle, appelle à pleins poumons
/ L’heure est venue.

On peut entendre la mise en musique de ce poème, due à Manu Théron. Les admirateurs qui l’ont portée sur Internet en font plutôt une chanson de liberté de l’Occitanie, alors que manifestement il s’agit ici de la Sociale, post communarde ! Mais bon…

http://www.youtube.com/watch?v=VZQRHMf_bPE

http://www.dailymotion.com/video/x38zxa_la-libertat-traduite_music

Claude Barsotti a des années durant publié dans le quotidien progressiste La Marseillaise une remarquable et novatrice présentation des auteurs populaires de langue d’Oc, les « Trobaïres » (troubaïré).

Cf. http://www.amesclum.net/JBiblioteca.html#Point%201

Claude a repéré dans La Sartan (La Poêle) [1891-1905], populaire hebdomadaire marseillais entièrement en langue d’Oc, ce texte signé J.Clozel (6 février 1892) que l’on a lu ci-dessus (restitué en graphie classique).

Le texte a été récemment mis en musique par Manu Théron, et chanté par Lo còr dau Lamparò. Vous pouvez aussi l’écouter sur le net (plusieurs videos et mp3).

La violence de ce poème, publié vingt ans après la Commune, ne peut qu’interroger. En 1892, alors que les peurs et les haines sont loin d’être éteintes, mais que la vie démocratique de la République semble pouvoir, sinon dépasser les antagonismes, à tout le moins empêcher qu’ils ne dégénèrent en guerre civile, faut-il placer l’imprécation de Clozel au rayon des songes éveillés, sans vraies retombées militantes ? Mais d’abor, qu’en est-il de l’auteur de ce texte puissant ? Ce Clozel, dont les commentateurs de la chanson disaient ne rien savoir, vient d’être identifié par Philippe Martel. Il s’agit du poète et critique d’art (ami de Cézanne, aixois comme lui) Joachim Gasquet (1873-1921).

En 1892, Gasquet est, comme bien d’autres artistes et publicistes amoureux de la langue d’Oc, sensibilisé aux idées fédéralistes et quelque peu socialistes ou libertaires. Le souvenir de la Commune, quelque vingt ans à peine, est salué avec respect dans ces milieux, tout comme il vient de l’avoir été dans l’entourage du Général Boulanger…

Époque de confusions idéologiques, dont Gasquet se dégage à sa façon en faisant chanter sa Liberté par un déclassé marseillais, un pâle voyou : dans son titre, « Cançon de nervi », passe toute la distance sociologique et la délectation esthétique de la mise en scène, sincère sans doute. Comme celui à qui est dédiée la chanson, Pierre Bertas, (instituteur socialisant révoqué pour ses opinions, qui sera peu après adjoint du premier maire socialiste de Marseille), Gasquet, après avoir été dreyfusard, virera vite au nationalisme puis au royalisme, sous l’influence notamment de son ami Maurras, qui n’était pas indifférent à la protestation sociale d’un Gelu (Cf. le beau texte de Maurras sur Gelu publié sur le superbe blog de N.Pecout http://noelpecout.blog.lemonde.fr/).

On le voit, il n’y a sans doute dans ce texte que l’instrumentalisation juvénile d’un événement encore si proche, et l’assomption esthétique de sa violence extrême.  L’évolution ultérieure de l’auteur vers la droite royaliste semble le prouver. Et ce n’est pas d’une guerre franco-française qu’il mourra en 1921, mais des suites d’une autre guerre, celle de 1914-1918. Guerre civile européenne celle-ci.


Marseille n’est pas qu’une ville de foot – épisode 3 : Marseille, ville complexe

Si vous avez lu les épisodes 1 et 2 de cette série, vous aurez pu constater que bien des malentendus existent donc entre Marseille et la France. Cet état de fait tient pour partie sans doute au fait que Marseille est une ville difficile d’accès, au sens propre comme au sens figuré. Au sens propre d’abord parce que la ville se caractérise par son isolement géographique. Séparée du reste de la France par des collines escarpées, Marseille est un « cul-de-sac » qui tourne le dos à la terre et à l’arrière-pays, à Aix-en-Provence notamment, pour mieux se projeter vers la mer. Elle dirige volontiers son regard en direction de cités étrangères, les « cousines du Sud », plus que vers d’autres villes françaises : Alger, Barcelone, Bilbao, Gênes, Naples ou encore Tanger. Ce cadre physique étroit a sans doute contribué à générer une vision « insulaire » de cette ville et à renforcer le sentiment d’isolement de ses habitants face aux lieux de décision (Paris naguère, Bruxelles aujourd’hui).

docksOn y entre mal (on en sort mal également). Cité à la taille américaine, où l’on pénètre d’ailleurs comme dans les métropoles d’outre-Atlantique, directement par l’autoroute (ici point de périphérique), en survolant littéralement la ville, Marseille dévoile d’abord les atouts de son activité portuaire (avec la « Bonne Mère » en toile de fond tout de même) : la mer, puis les bateaux, les grues, les tours, les darses, les docks, les ferrys… Or, ainsi que le fait remarquer Olivier Boura, «ces choses-là […] sont peu photogéniques et n’ont rien à voir avec l’industrie du tourisme » (p. 9). Puis le cœur de la cité se découvre : c’est l’arrivée et l’arrêt quasi obligatoire sur le Vieux Port.

Cité fondée il y a 2 600 ans par les grecs, Marseille n’a pas (ou si peu) de vestiges antiques, « ce qui la fiche mal pour la plus vieille ville de France » (Pons, 2002, p. 93 in La Pensée de midi). Pas de colisée, d’arènes, d’agora, de forum, pas de centre historique, comme à Arles, Orange, Nîmes ou Aix-en-Provence. Marseille est une ville bricolée, qui ne cesse de se recouvrir elle-même. Un petit bout de Naples, une parcelle d’Alger, un coin d’Athènes ou de New York : la « ville monde ». La littérature a largement contribué à fixer cette représentation. Albert Londres, arpentant les ruelles marseillaises, ne parle-t-il pas de la ville du grand « déballage international » ? Jean-Claude Izzo évoque, dans un autre style, « l’utopie de Marseille », c’est-à-dire « un lieu où n’importe qui, de n’importe quelle couleur, pouvait descendre d’un bateau, ou d’un train, sa valise à la main, sans un sou en poche, et se fondre, dans le flot des autres hommes. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, cet homme pouvait dire : « C’est ici. Je suis chez moi » » (1995, p. 297).

marseille_gConstruite de manière anarchique sur des collines, sans plan ni style architectural, Marseille est faite de constructions contemporaines (datées essentiellement du XIXe siècle : la préfecture, la gare, la bourse, l’hôtel de ville, le palais du Pharo sont dans ce cas). Son patrimoine est industriel. Il n’y a pas d’artères proprettes, pas d’ordonnancement (sauf peut-être aujourd’hui du côté du cours D’Estiennes d’Orves ?). L’architecture y est, au contraire, roturière, l’urbanisme désordonné, les rues populeuses. Marseille renvoie une image baroque. Il existe bien des villas cossues à Marseille, dans les quartiers les plus aisés tels celui du Roucas Blanc. Mais on ne les remarque pas. Non, ville populaire sans banlieue, elle porte ses quartiers en elle-même, pas à sa périphérie comme la majorité des métropoles françaises. La ville a un « côté prolo mariolle », déclare, dans un langage imagé, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz (1990, p. 213). Noailles et Belsunce, deux quartiers très populaires, sont situés au cœur de Marseille. La « culture de la rue » y est très affirmée. « Marseille […] demeure l’une des dernières grandes villes populaires en France, dont la banlieue tient dans les murs et dont les quartiers centraux sont encore habités par de petites et moyennes gens » (Bromberger et al. 1995, p. 74).

Marseille a pourtant changé. Lancé en 1997, le projet Euroméditerranée, porté par l’Union européenne et l’État français, visait à redonner à la ville un rang de métropole économique et culturelle à travers un programme de réaménagement urbain. Dans la perspective de la zone de libre-échange liant l’Union européenne aux pays, notamment, du Nord de l’Afrique, Marseille était censé devenir le grand port européen rayonnant sur l’ensemble du bassin méditerranéen. Grand projet économique et urbain de restructuration, Euroméditerranée s’est donné pour ambition la requalification du centre-ville et la redynamisation de la zone portuaire. Ainsi, la réhabilitation des docks dans le quartier de la Joliette permet aujourd’hui d’accueillir des entreprises (principalement tertiaires) et des restaurants. La création de la cité de la Méditerranée, hébergeant une nouvelle gare maritime, prévoyant l’installation du Musée des civilisations européennes et méditerranéennes à l’intérieur du fort Saint-Jean, l’aménagement de l’esplanade Saint-Jean, à deux pas du Vieux Port, sont les manifestations les plus visibles de cette vaste entreprise de reconfiguration du paysage urbain marseillais. Le projet a englobé divers travaux en direction de la gare Saint-Charles, de la rue de la République (voir sur ce point Fournier & Mazzella, 2004), du Panier ou encore dans la zone de la friche industrielle de la Belle-de-Mai. Autant de changements qui ont alimenté les chroniques locales.

IMG_0930Malgré cela, la beauté de Marseille est non-apprêtée, spontanée, brute. Ainsi que l’écrit Jean-Claude Izzo, « sa beauté ne se photographie pas » (1995, p. 47). Cette ville à la configuration horizontale, faite de quartiers de village à la personnalité marquée, est riche d’une identité et d’une histoire, d’une lumière et de panoramas. Mais Marseille ne se dévoile pas aisément. D’autant plus que, comme le remarquait Richard Cobb dans son exploration littéraire de Marseille, les Marseillais semblent préoccupés de maintenir à bonne distance les voyageurs. Il est d’usage, en effet, d’affirmer que Marseille offre une sociabilité complexe et difficilement saisissable pour le profane, « une sociabilité accueillante mais en fait difficile à prolonger au-delà de la terrasse du café ou du comptoir du bar, certainement impossible à prolonger jusque dans la secrète intimité du foyer et de la famille » (p. 60). Ira-t-on jusqu’à formuler que ce qui caractérise souvent la figure du Marseillais, c’est-à-dire « la vive loquacité, la sociabilité facile, les bonnes vieilles blagues [est] en fait [un écran destiné] à berner le Parisien et le visiteur du Nord, à les tenir à distance, à éviter que le voisinage familial soit assiégé de toutes parts » (p. 61) ?

L’appréhension de la ville requiert donc temps et abnégation. Elle est emplie de secrets et de mystères, tel un labyrinthe : ses ruelles sont serpentines et escarpées, pleines d’anfractuosités, d’impasses, d’escaliers, de rampes. Si bien que le voyageur ne se promène pas dans les rues de Marseille, il y dégringole ou il y grimpe…

Références bibliographiques du troisième épisode :

CobbBouraBromberger et alIzzoLa Pensée de midi 2000La pensée de midi 2002Fournier & Mazzella

Sur Marseille et son histoire migratoire, lire aussi :

Marseille porte SudTémimehistoire-migrations-marseille

Vous pouvez également accéder au numéro complet de la Revue européenne des migrations internationales consacré à « Marseille et ses étrangers » (1995) : http://remi.revues.org/persee-144604

Enfin, des documentaires sont à recommander :

L’imaginaire de Marseille est très bien relaté dans le documentaire cinématographique réalisé en 1993 par le cinéaste René Allio, Marseille ou la vieille ville indigne. René Allio avait aussi réalisé en 1980 le film : Retour à Marseille. Lire l’article de Libération paru lors de son décès en 1995.

Charles Castella a réalisé un très intéressant documentaire intitulé « Un Voyage à Marseille ». Il fut diffusé sur Arte en avril 2001. Quelques images ici : http://www.charles-castella.com/films/film-castellad2.html

Marseille est une terre d’immigration certes, mais la réalité est aussi plus complexe. Ainsi, la place réservée aux jeunes issus de l’immigration, sur les listes électorales de droite comme de gauche (notamment lors des élections municipales), n’est pas très différente des autres villes françaises : elle est marginale. Sur ce sujet, voir l’excellent documentaire de Jean-Louis Comolli, Michel Samson, Rêves de France à Marseille, 2003. Un extrait ci-dessous (avec Jean-Noël Guérini s’exprimant depuis les tribunes du Stade vélodrome) :

Sur la vie politique marseillaise, voir plus largement le coffret Marseille contre Marseille, édité en 2005 (illustration plus haut dans ce billet) et qui rassemble 7 films tournés par Jean-Louis Comolli et Michel Samson entre 1989 et 2001 à l’occasion de diverses campagnes électorales. Plus d’informations, ici : http://www.filmsdocumentaires.com/films/1358-marseille-contre-marseille 


 

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