Textes de Mélanie Martinez-Llense et Kathrin-Julie Zenker

Aujourd’hui, L’Étang de Berre devient le lieu d’une nouvelle collaboration avec Organon Art Cie, partenaires artistiques et de vie de longue date, et l’espace d’invention d’un territoire de « jeu » théâtral (entre fiction et documentaire) et de « questionnement politique ». Ce qui l’intéresse ici, c ‘est comment inventer une forme et une narration pour révéler la complexité et la problématique de L’Étang de Berre au gré de l’errance des pas des « marcheurs » et non plus « spectateurs ». Un nouveau challenge in situ et en mouvement, une errance théâtrale.
Mélanie Martinez-Llense

Menant depuis plusieurs années une recherche théorique sur la création théâtrale documentaire, le projet D.R.U.M. me semble tout à fait pertinent dans l’exploration des enjeux esthétiques ainsi qu’éthiques qui traversent cette forme de spectacle vivant.
D’un côté, l’Étang de Berre correspond à un microcosme, une bulle à travers laquelle nous pouvons observer l’évolution dialectique des sociétés occidentales dans le sens de l’industrialisation. Vu d’hier, le passage de l’agriculture à la rationalisation du travail au sein notamment des usines de pétrochimie correspond à un important enrichissement du site. Vu d’aujourd’hui, elle est devenue une source préoccupante de pollution marine. Ainsi, l’histoire de l’Étang de Berre permet de travailler dans le sens de l’ethnographe : écrire le passé n’est possible que si nous assumons notre perspective contemporaine.
Esthétiquement, l’idée de faire immerger le spectateur dans le réel du site, de le faire voyager sensoriellement au sein d’un paysage à la fois parfumé de romarin et puant de vapeurs pestilentielles, m’intéresse fortement. Quitter la boite noire du théâtre où acteur et spectateur sont sécurisés par les conventions du « faire-semblant », entrer dans le sérieux que propose le réel permettra de rendre palpable l’histoire de l’Étang de Berre – et la notre et la votre.

Kathrin-Julie Zencker


Théâtre documentaire ou transmetteur de réel

De par son paradoxe, le théâtre documentaire peut tenir la place d’un moteur dans la réflexion sur l’art dramatique contemporain. Il oblige l’artiste et le spectateur à ouvrir la vieille boîte de la représentation et à quitter par ce biais la protection (esthétique et éthique) des conventions classiques. Au sein de sa démarche artistique s’éveille d’une interrogation sur la relation de l’artiste aux incompressibles réalités. Le théâtre documentaire provoque une redéfinition de l’inscription du théâtre dans l’espace sociopolitique, une réinterprétation du théâtre comme institution publique, comme lieu de débats civiques. Créer le plus intense contact avec les événements du monde, s’approcher d’une indicialité mais le faire en tant qu’artiste, reste le champ d’expérimentation explosif que propose ce genre de création scénique. Au centre de la scène se tient l’acteur et nous regarde. Il nous tend la main de notre ressemblance humaine, l’autre main tient le monde mâché, craché, refait. L’acteur est réel et il est possibilité, sujet qui documente le « ça a été » et être de projection vers un ailleurs. Je pense que le paradoxe du théâtre documentaire, son cœur, ne bat pas sans cet acteur là.

Kathrin-Julie Zencker


Théâtre de Narration/La dimension civile

De nombreux spectacles de ‘narration’ ont fouillé les trous noirs de l’histoire italienne pour révéler au public les vérités dissimulées par le Pouvoir ou évacuées de la conscience collective. Ou bien ils se sont centrés sur la récupération d’une mémoire commune tissée de mythes et de traditions populaires, contre l’aliénation de l’individualisme de la société post-moderne. Les ‘oraisons civiles’ de Paolini (Il racconto del Vajont, I Tigi, Parlamento chimico) sont ainsi une réaction au « manque d’informations nécessaires, refusées au pays » 21. Avec ces oraisons, le théâtre devient l’espace/temps où sont célébrés les manques de la vie réelle et où s’installe un sens nouveau de la citoyenneté : Paolini lui-même, à propos du Vajont, parle du théâtre comme « lieu d’élaboration collective du deuil » 22, un espace voué à la récupération de la mémoire de toutes les tragédies civiles que l’ignorance et la désinformation ont évacuées de la conscience collective italienne. Du reste, la dimension civile connote aussi d’autres productions de Paolini : les Album, par exemple, célèbrent le crépuscule d’une civilisation paysanne et rurale que le performer évoque, entre nostalgie et regret, comme l’archétype d’une communauté fondée sur des valeurs collectives, sur l’authenticité des rapports humains, sur la 21 P. Puppa, La voce solitaria, cit., p. 87. 22 Paolini, in P. Paolini – O. Ponte di Pino, Quaderno del Vajont, cit., p. 61. S. SORIANI 170 conscience pour chaque individu d’appartenir à une tradition de mythes et de rites partagés, en opposition au développement néo-libéral actuel, présenté comme croissance économique mais entraînant la dépersonnalisation massive des dynamiques sociales. Avec Appunti foresti et Il Milione, il célèbre la ville de Venise, prise comme emblème d’une résistance nécessaire face à l’homologation et à l’homogénéisation économique de la société contemporaine, du consumérisme et de la politique du ‘particulier’ ; avec I Bestiari, il dénonce la transformation du paysage italien, en traçant une géographie qui apparaît comme radicalement changée à cause de la prolifération des sites résidentiels, des zones industrielles et des centres commerciaux. Le théâtre de Celestini se fonde également sur un engagement civil et politique profond. Il part, dans les années 90, avec Cicoria et la trilogie Milleuno, d’une poétique pasolinienne de regret et de nostalgie envers un monde folklorique bouleversé par la révolution anthropologique. Il tente ensuite la contre-histoire avec Radio clandestina et Scemo di guerra, puis à partir de La pecora nera, il s’ouvre aux thématiques de la contemporanéité et de la dénonciation civile. Sur cette ligne se situent Appunti per un film sulla lotta di classe et La fila indiana, alors que Pro patria semble conjuguer l’engagement sur le présent – le thème de la prison – et la contrehistoire du Risorgimento, de la Résistance et de la « lutte armée ». La dernière phase de sa production est marquée par une volonté toujours plus grande d’engagement civil et politique : la note finale de Io cammino in fila indiana montre que, tout comme Carlo Pisacane pendant le Risorgimento pensait « qu’il suffirait d’une étincelle pour allumer la poudre là où elle était déjà prête, et enflammer l’Italie »23, Celestini se sert de ses « allumettes » – les apologues brefs qui composent le texte publié du spectacle durent à peine plus qu’une allumette qui se consume – pour remuer le conformisme et l’apathie d’un peuple qui a perdu sa conscience de classe en suivant les sirènes du berluconisme. La dimension la plus strictement civile du théâtre de Celestini réside peut-être toutefois dans sa volonté de faire parler une humanité prolétaire, humble et silencieuse, et dans son œuvre de recueil et d’archivage, pendant la phase préparatoire de ses spectacles, de la mémoire des pauvres malheureux qui « subissent » l’Histoire. Ainsi, filtrant les événements historiques (et contemporains) à travers le point de vue des « derniers », 23 A. Celestini, Io cammino in fila indiana, Turin, Einaudi, 2011, p. 211. Théâtre de narration / Théâtres de la narration : M. Paolini et A. Celestini 171 171 Ascanio poursuit une sorte de contre-histoire relue « d’en bas », où la rhétorique officielle est vue comme une succession non essentielle de datesnoms-événements : « Mon théâtre est politique parce qu’il montre qu’il y a une autre façon de regarder les choses. Qu’il y a un point de vue d’en bas. Une quotidienneté de l’histoire »

Simone SORIANI
(traduction de Françoise Decroisette)

 

 

 

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